Ils sont tous au milieu de la cour.
Serrés, en rond.
Au milieu du cercle, un immense bouquet de fleurs.
Tous les lycéens.
Silencieux.
Pour Mathias.
Le proviseur et son équipe observent la scène du haut du perron de l’administration. Madame Lenôtre, la CPE adjointe, essuie une larme. En l’apercevant, le proviseur hausse les épaules d’un air méprisant.
Le recueillement dure une dizaine de minutes. Une dizaine de minutes où les mille élèves du lycée Michel de Montaigne se tiennent immobiles sans un mot. Et puis, sous l’impulsion de Julie et Élaine, les rangs se desserrent et les discussions reprennent.
Durant les jours qui vont suivre, le bouquet sera entretenu, animé, enrichi de messages, livres, bougies, carnets, dessins, chansons. Puis il fanera doucement. Mais personne n’osera l’enlever.
À la récréation, à proximité du bouquet, Noah s’arrache la peau autour des ongles avec les dents.
— Vous avez été dénoncé, je ne vois rien d’autre, dit-il.
— Ça ne peut pas être autrement : sinon, comment t’expliques la présence des flics ? siffle Julie.
— Il faut qu’on le trouve ce bâtard ! Par sa faute, nous avons tous été coffrés hier soir, ajoute Thomas.
David reste silencieux appuyé contre la un des vieux platanes qui ombragent la cour. Son regard semble perdu dans les fleurs, insensible au brouhaha ambiant. Il est nerveux lui aussi et triture ses mèches de cheveux.
Visiblement, il n’a pas dormi.
Julie l’observe en coin. Il est beau.
Et courageux d’être venu.
D’autres n’auraient pas osé affronter le retour au lycée.
Elle sait que David se moque des commentaires.
Elle sait que rien ne remplacera Mathias.
Elle sait qu’il se sent responsable de sa mort.
Mais il est là ce matin, parmi eux.
Taiseux, mais bien présent.
Le regard de David se pose sur elle.
— C’est quoi l’hématome que tu as sur la joue ? lui demande-t-il.
— C’est rien, je me suis cognée, répond-elle en se frottant le visage.
Elle voit bien que David ne la croit pas.
Milla sort précipitamment des toilettes et court jusqu’à eux.
— La vidéo !
Elle est tellement épouvantée qu’elle ne peut plus parler.
— Quoi la vidéo ?
David s’approche.
— Regardez ! poursuit Milla.
Elle tend son téléphone. Solenn le saisit et met la vidéo en route. Tout le monde se bouscule pour voir.
David blêmit.
Les images sont assez nettes, on discerne bien son passage – parfait, il faut le souligner, mais David n’a pas le cœur de le relever – puis Mathias, hésitant, tentant de redresser le cap, son accélération et finalement son saut trop court et sa chute.
Stupeur dans le groupe.
Chacun regarde ailleurs.
— C’est signé ? demande David.
— Judas.
— Encore lui, dit Julie.
— Judas ? interroge Noah.
— C’est la troisième fois qu’il se manifeste, explique Julie.
— Ça fait plus que ça, corrige David.
— Qui est ce type ? veut savoir Thomas.
— Qui te dit que c’est un garçon ? répond Julie.
— Cette fois s’en est trop ! crache soudain David. Fini de jouer ! Faut vraiment qu’on retrouve ce fumier et qu’on lui fasse la peau !
* * *
En histoire-géo, Julie surveille David.
Il gribouille des trucs sur des feuilles.
Elle est certaine qu’il ne copie pas le cours chiant comme la mort que la Prof est en train de leur dicter avec sa voix super haut perchée. Il échafaude des plans. Revanche ? D’autres projets débiles ? Ce Judas va finir par avoir raison. Ces conneries d’éclats tueront David lui aussi.
Elle frissonne et tourne la tête, décidant de se concentrer sur l’Histoire afin de penser à autre chose.
Tous les copains et connaissances de Mathias ont un mot sympa, une parole gentille pour David. Aucun reproche, pas de colère ni rancœur. Tous sont admiratifs de l’exploit manqué.
— C’est un truc de fou ce que vous avez tenté !
— Il n’a pas eu de chance.
— Il adorait la moto.
— Si les flics n’avaient pas débarqué, il ne serait pas tombé.
Dès qu’il rejoint Noah et Thomas, David baisse le ton et explique :
— On va lui tendre un piège.
Les visages se crispent.
— On va organiser un faux évènement. Il va se pointer pour filmer. On le coince et on le serre.
— Bonne idée, s’exclame Noah. Et il se frappe du poing dans la main.
— Une embuscade ! ajoute Thomas.
Il check Noah.
— Quand est-ce que vous êtes collés ? demande David.
— Mercredi.
— Moi aussi.
— On aura le temps d’élaborer un plan.
— Yep !
Et David est déjà parti dans ses ruminations.
Julie s’offusque :
— Vous ne vous rendez pas compte que vous faites le jeu de Judas ? Il va se régaler de constater que vous le prenez au sérieux au point de lui tendre un piège.
David fronce les yeux.
— Ignorez-le ! ajoute-t-elle.
— Tu as vu ce qu’il a fait ?
— Ce n’est pas lui qui a fait tomber Matthias !
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il a filmé et balancé ça sur le net ! s’écrie Noah.
— Il a appelé les flics ! dit Thomas.
— Qu’est-ce que tu cherches ? demande David d’un air tranchant.
— Je cherche à nous protéger !
Quand il sort du lycée, David enfourche sa moto.
Il n’a pas envie de traîner.
Il dépasse Adèle qui le suit, le regard triste.
Puis il croise Julie. Qui lui envoie un coup d’oeil lourd de reproche : occupe-toi d’Adèle ! C’est moche comment tu te comportes avec elle. Elle ne le mérite pas.
Peut-être. Mais là, tout de suite, il ne peut pas.
Il a besoin d’air.
Le chantier ne serait pas bouclé, il tenterait un nouveau passage. Pour sentir l’excitation de voler sur la poutre, le vide en dessous, le speed du saut, la magie d’atterrir de l’autre côté sans encombre, la jubilation d’avoir réussi. Et aussitôt l’envie de recommencer. D’aller plus haut, plus vite, plus loin !
Il roule sans but et remarque une silhouette qui marche tranquillement sur le trottoir.
Pas de doute, c’est sa mère !
Il ne sait pas pourquoi, mais il s’arrête avant de la dépasser.
Elle s’assied sur une balustrade et allume une cigarette.
Une cigarette ?
David ouvre de grands yeux. La femme qui est devant lui n’est pas sa mère aux allures dépressives avec la quelle il vit tous les jours à la maison. Pas la femme aux épaules tombantes, voutée, cernée. Non, David observe en cachette une femme souriante, détendue, qui semble attendre avec délectation quelque chose qui la rend joyeuse.
Quelque chose ?
Ou quelqu’un ?
David a subitement une grande envie d’en savoir plus.
Il prend garde de ne pas se faire voir et gare sa moto sans quitter sa mère du regard.
Peu de temps après, un homme s’approche. Elle se lève et se précipite dans ses bras.
David est obligé de se pincer pour vérifier qu’il ne rêve pas.
Sa mère ! Sa mère sort avec un mec ! Un autre mec que son père !
Il reste abasourdi un moment.
Puis, comme le couple remonte l’avenue, il se met en marche derrière eux, d’un pas vacillant.
Ils se dirigent vers les locaux de l’association où travaille sa mère.
Le sol s’ouvre sous ses pieds.
L’image de sa mère si lisse, si dévouée, si transparente, si insipide s’est volatilisée laissant la place à une femme libre.
Et en même temps, c’est son équilibre qui flanche. Il se rend compte que plus rien n’est pareil. Sa rage contre ses parents si stupidement normaux, si bêtement bienveillants, sa colère contre sa famille tellement lisse et prévisible s’évanouit, ouvrant un vide béant au milieu de sa poitrine. Il manque d’air.
Sa mère le prive soudain de sa raison de révolte.
Il lutte donc depuis tant d’années contre du vent !
Une grande envie de vitesse le saisit et il court retrouver sa moto.
Il démarre et s’élance dans la ville.
Il rejoint et escalade la balustrade qui descend vers le fleuve, l’emprunte à grande vitesse, franchit la route, fait demi-tour et remonte par le même chemin, ce qu’il n’avait encore jamais fait, imagine Milla dans son dos.
Milla.
Ses yeux clairs, sa crinière rousse.
Une folle envie de la voir.
Il fonce chez elle.
Elle lui ouvre timidement, le regard brillant.
— Ça te dit de faire un peu de moto et quelques photos ?
Pendant le trajet, des images se sont formées dans ses pensées. Il se représente Milla dans le vieux bunker tagué, au fond du fossé. Un endroit génial pour une série de photos.
Milla accepte immédiatement.
Au repas du soir, tout semble normal. David observe sa mère à la dérobée. Elle est absolument conforme à son allure habituelle. Comment fait-elle pour mentir avec autant d’aplomb ?
Pour la première fois, il réalise que les apparences peuvent être diaboliquement trompeuses.
Et ça lui donne le vertige.