Delphine, la fille
aux chaussures compensées d’une taille saisissante, et Joaquim, le garçon au
manteau violet qui lui couvre les genoux, discutent et se marrent.
Ils sont
inséparables,
se dit David en les observant à la dérobée.
Et puis Joaquim
s’approche :
— Tu veux vraiment en savoir plus
sur Lauren ?
David acquiesce,
décidé.
— Alors on va faire un truc pour
toi.
— Merci.
— C’est quelque chose qu’on n’a
jamais partagé avant.
— Cool.
David marche avec
eux vers une esplanade de forme arrondie d’où partent bus et tramways. Ils
attrapent au vol une rame de tram et s’y engouffrent — sans payer, bien
entendu. À aucun moment David ne pose de questions sur leur destination. Il se
contente de les tenir à l’œil et de les écouter s’ébrouer et s’esclaffer. Après
une dizaine d’arrêts, ils descendent et prennent un bus jusqu’à son terminus.
La température est
nettement plus douce dans cette région et, tandis que le soir tombe et que le véhicule
s’époumone à escalader une colline, les immeubles laissent progressivement
place à des maisons basses, puis à des villas cossues qui dominent les
environs. On devine des jardins luxuriants avec piscines cachés derrière les murs
élevés.
Enfin, le bus
s’immobilise. Le chauffeur indique la fin de la ligne et le trio poursuit à pied
le long d’une rue étroite qui grimpe encore un peu plus haut.
Les riches, c’est
partout pareil, toujours au-dessus des autres.
Il est presque 21
h et la nuit est quasiment tombée quand Delphine et Joaquim s’arrêtent devant
une immense villa moderne au toit plat dont la blancheur luit étrangement dans
l’ombre. Aucune lumière. Aucun signe de vie.
— On va attendre qu’il fasse totalement
noir, explique Joaquim.
Ils allument une
cigarette et fument en silence, assis sur une pierre.
David ne fume pas.
Il scrute la
maison qui s’étale devant eux, vaisseau immobile et sombre, tapi derrière des
buissons odorants. Il croit reconnaitre le parfum envoutant du jasmin.
— Allez, c’est bon, murmure
Joaquim.
Et il se lève d’un
coup.
— Tu l’as compris, le but est de ne
rester discret.
Il s’approche du
mur d’enceinte, pas très élevé et l’escalade. David le saute d’un bon. Puis ils
tendent la main à Delphine qui refuse toute aide et franchit l’obstacle à son
tour.
— OK, maintenant, on est tranquille !
s’exclame Joaquim à voix haute.
Et les deux amis
se dirigent vers la porte d’entrée.
— On a la clef, explique Delphine. Elle
a toujours voulu qu’on ait un double.
— Et le code, ajoute Joaquim en
pianotant des chiffres sur un clavier numérique.
David n’a pas de
mal à imaginer où ils l’ont emmené.
— Ses parents sont partis vivre aux
États-Unis. Sa mère est originaire de là-bas. Dans le Montana, je crois.
La maison s’ouvre
sur un gigantesque salon meublé de tapis et de canapés, une pièce chaleureuse,
à l’éclairage feutré et discret.
— Tu veux boire quelque
chose ? demande Joaquim.
— Vous prenez quoi ?
— Du whisky. Il n’y a qu’ici qu’on
en boit. Du haut de gamme introuvable ailleurs, tu peux me croire.
— Je vous suis.
Joaquim trouve
trois verres plats et choisit une bouteille dans un coffre mural. Il verse du
liquide brun doré.
— Bon, dit-il en distribuant les
verres. Jamais bu un truc pareil. Tu me diras.
— Ça fait longtemps qu’on n’est pas
venu, dit Delphine.
Assis dans un
canapé, ils profitent du whisky et du luxe de la pièce. Un immense portrait en
noir et blanc de Lauren orne un des murs, regard pétillant, sourire fin et boudeur,
cheveux au vent. Il ne lui manque qu’une herbe aux lèvres et des bottes de
cow-boys.
— Pas mal, non ? dit Joaquim
moqueur. Tes parents ont affiché le même chez toi ?
— Pas de risque, ils ne peuvent pas
me voir.
— T’inquiète, c’était pas non plus la
grande entente entre Lauren et ses darons.
— C’est le moins qu’on puisse dire,
ajoute Delphine. Elle était atroce avec eux.
— On lui disait, souvent, de mettre
la pédale douce. Mais Lauren était bornée. Pour elle, ses parents n’étaient que
deux nases pleins de fric, des parasites de la société.
En attendant, les parasites,
c’étaient eux, installés dans leur salon, buvant leur whisky.
— Vous avez vu le film ?
demande David.
— Quel film ?
— Parasites.
— Oui, excellent. Mais tkt, y a
personne qui vit caché ici !
Et ils rient.
Et Joaquim les
ressert.
Face au portrait
de Lauren, sur le mur opposé, le visage d’un jeune garçon, enjoué, les cheveux
ébouriffés, fixe sa sœur d’un air joyeux. Il lui manque les incisives
supérieures, les dents qui tombent au moment du CP. Son petit frère, celui qui
est décédé d’une leucémie.
Comment exister
entre les regards immenses et lumineux de ces deux enfants ?
— Tu veux voir sa chambre ?
— Oui, j’aimerais bien, répond
David, heureux de bouger.
Ils traversent le
salon et rejoignent un couloir qui file sur le côté de la maison. Une porte
s’ouvre sur un escalier qui mène au sous-sol.
— Voilà, c’est tout Lauren. Vivre à
la cave alors qu’il y a des pièces magnifiques à l’étage.
La chambre de
Lauren.
Un frisson
parcourt la nuque de David au moment d’entrer. Il se demande soudain s’il a le
droit de pénétrer dans l’intimité de la jeune fille. Si elle lui en donne la
permission. S’il ne viole pas son âme.
— T’inquiète, lui dit alors
Delphine en le prenant par le bras et en l’encourageant à avancer. Je suis
certaine qu’elle ne t’en veut pas. Elle t’aurait adoré, tu peux me croire, tu
es exactement son genre. Peut-être même qu’elle n’aurait pas fait ça si elle
t’avait connu.
Surpris par les
paroles de Delphine, David entre dans la chambre. Une grande pièce dans
laquelle règne un désordre invraisemblable. Un lit aux dimensions
impressionnantes occupe un coin, jonché de linge en boule, de coussins, de
couettes. Des livres s’empilent sur la table de nuit, des photos couvrent tous les
murs.
Plus loin, telle
une cascade surgissant d’une grotte, une armoire aux portes ouvertes vomit des
fringues qui s’épandent sur le plancher.
Un bureau, signature
d’une créature megabordélique, déborde de cahiers, papiers chiffonnés,
classeurs et manuels scolaires maltraités.
Pourtant, une zone
échappe à l’entropie envahissante : un long pupitre lisse parfaitement
ordonné qui accueille des feuilles blanches épaisses, de la peinture et un
ordinateur.
David s’approche.
Des dessins sont fixés
au mur. Des femmes aux lèvres cousues, aux seins lacérés, s’adonnent à diverses
scènes de sexe entre elles ou avec des serpents aux différentes dimensions. Il
observe les visages, les couleurs, se laissant submerger par l’émotion qui émane
des œuvres. Une main serre sa poitrine. Le chagrin et la douleur de la perte de
Lauren.
— Ça envoie ! commente
Delphine. Elle n’a pas lâché son bras. Et David semble s’en accommoder.
Incapable de
prononcer un mot, il reste immobile et figé face à l’univers de Lauren, dernières
traces de la jeune fille.
Joaquim allume des
lampes dispersées dans la pièce. Certaines rouges, d’autres mauves ou bleues.
L’ambiance est soudain au psychédélisme. Le garçon au long manteau ouvre le
tiroir d’une commode, en sort une boite en fer, en dévisse le couvercle et en scrute
avec attention le contenu. Il choisit des pilules aux couleurs vives et les
dispose sur un petit plateau rond. Puis il rejoint David et Delphine.
— Laquelle ? demande-t-il.
— Aucune, répond Davis aussitôt.
Delphine hausse
les épaules et avale une bleue et une jaune tandis que Joaquim en gobe une
rouge. Il allume l’ordinateur et met de la musique. De la house.
D’ordinaire, David n’est pas très fan, mais ce soir, dans cette chambre,
entouré de ces dessins, il se sent bien.
Ostensiblement, le
trio se dirige vers le lit et se calfeutre dans les couettes et les coussins.
Delphine ne quitte pas David, blottie, lovée contre lui, les yeux fermés. La
chaleur de sa compagne s’insinue dans son corps et semble lui redonner vie.
La musique est
forte et spatiale.
Face à lui,
l’affiche d’un film. Camille. Le visage pâle de profil d’une jeune
fille, l’œil caché derrière un appareil photo.
— C’est qui Camille ?
— C’est une journaliste française
qui a été assassinée en Centre-Afrique, répond Delphine. Lauren adorait cette femme.
Elle allume une
cigarette.
On n’entend plus
Joaquim. Barré ailleurs. Au loin.
La musique emplit
l’espace.
Les basses vibrent
dans les poitrines.
Elles remplacent
les battements cardiaques.
— Lauren et moi… Tu vois… On était
ensemble…
Pourquoi tu me dis
ça
— Je ne vis plus depuis qu’elle est
partie…
David perçoit
qu’elle pleure contre lui.
La douleur revient
et s’empare de son plexus, plante ses crocs terrifiants et l’emmène dans des
territoires noirs profonds. Lave visqueuse, gangrène de mort. Griffes acérées.
Le temps coule, la
drogue étire l’espace.
David fixe le
plafond. Il sent la respiration fébrile de Delphine contre son cou, et puis,
lentement, ses mains sur lui, ses seins ses cuisses recroquevillées ses lèvres
contre sa peau sa langue sur la sienne ses cheveux sur son visage.
La musique est
forte, rythme prend le contrôle et impose sa dimension enivrante. David sait
que Delphine fait l’amour à Lauren. Lui aussi. Entorse à la vérité, jeu de faux
semblant.
Lauren
Plus tard, avant
de s’endormir, nue, roulée dans les draps de son amie disparue, corps
splendide, diaphane silhouette fine et musclée, magnifique jeune fille en
perdition, Delphine ouvre les yeux et l’absorbe dans les eaux grises du lac de
son regard.
— Merci.
Ses paupières se
ferment. Une nouvelle mort pour David qui se sent soudain seul, tellement seul,
abandonné dans le tourment de ses sentiments. Il se lève, fait quelques pas. L’écran
de l’ordinateur est resté allumé et scintille. Comme un appel.
Il s’assied face au
clavier et cherche You Tube.
Écrit vidéo
rodéo Lauren.
Tombe sur les images.
Supplice, torture,
martyre.
Son cœur éclate, ivre
de souffrance.
Il ne peut pas demeurer
ici plus longtemps.
S’échappe à
grandes enjambées.
Il sait ce qui lui
reste à faire.