— Je prends les clefs du fourgon,
préviens Camille à Inès, la fliquette de la réception.
— Ça va aller ? Vous voulez
que je vous accompagne ?
Camille la
regarde.
Petite, menue,
grandes lunettes, fines taches de rousseur, cheveux noirs tirés derrière les
oreilles.
— Parfois, c’est mieux de ne pas
être seule, ajoute la fliquette.
— Ça dépend. Vous êtes certaine de
ne pas être sensible ?
Camille se
rappelle Simon, malade et inutile, vomissant ses tripes dans l’odeur des
cadavres de chien, véritable boulet. Elle n’a pas envie de se trimbaler une greluche
H.S.
— Non, je supporte assez bien ce
genre d’horreur.
Camille sourit.
Inès prend son
sourire pour un oui et bondit de son siège, heureuse de son audace. Elle
attrape sa veste et la rejoint avec les clefs.
— Capitaine, je suis prête !
Simon traverse le
hall.
— Tu t’es battu ? lui demande
un collègue.
— Laisse tomber.
Comment ose-t-il
se présenter devant moi ?
Apercevant
Camille, il s’approche, le visage ironique.
— Alors, ton petit protégé a encore
fait parler de lui cette nuit ?
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je travaille ici, tu te
rappelles ?
— Pas pour longtemps, tu peux me
croire.
— À cause de ce qui s’est passé
hier soir ? C’était trois fois rien !
— On verra ce qu’en pense le juge.
— Le juge ? Tout de suite les
grands mots. Tu m’en veux ?
— Tu te fais exprès ?
— Allez, on oublie tout ça !
— Dégage.
— Je t’accompagne.
— Tu dégages ! Prends la place
d’Inès à la réception. C’est ton nouveau poste.
Le fourgon
s’embarque sur la rocade extérieure.
— On commence par le garçon ou la
fille ? demande Inès, accrochée au volant, silencieuse depuis leur départ.
— Le garçon.
— Quel âge ?
— Sept ans. Il a disparu il y a 3
mois, on l’a retrouvé enterré dans un fossé il y a quelques semaines.
L’expertise ne montre aucune trace de violence sexuelle. À priori, renversé par
une voiture. Comme la petite Juliette. L’enquête conclut à une dissimulation
macabre pour ne pas avouer un accident.
Inès se contente
de conduire, sans commentaire.
Camille soupire de
soulagement.
Au fond d’elle, elle
remercie la fliquette de se la boucler.
— Et la fille ?
— Pareil. 6 ans percutée par une
bagnole et cachée grossièrement dans un chantier abandonné.
— Ils ont accepté l’exhumation
facilement ?
— Ils ont accepté.
Camille a envie
d’une cigarette.
— Et Simon, demande Inès après un moment
de silence.
— Simon ?
— Vous venez de le fracasser.
Camille ne sait
pas trop quoi répondre.
— En tout cas vous avez raison de
lui parler comme ça, c’est un authentique connard.
— Pardon ?
En d’autres circonstances,
Camille n’aurait pas accepté de commentaires sur les collègues. Mais
curieusement, elle sentait qu’Inès pouvait se permettre d’aller plus loin. Et
qu’elle laissait faire.
— Qu’est-ce qui vous fait dire
ça ?
— C’est à vous de me le dire.
— Il a essayé de me violer hier
soir.
Inès reste très
professionnelle, ne fait pas d’embardée avec le fourgon, garde les yeux sur la
route. Mais ses mâchoires se sont crispées. Et ses doigts serrent le volant
comme s’il s’agissait du cou de Simon.
— Qu’est-ce que vous allez
faire ?
Camille soupire une
nouvelle fois.
— Vous avez une cigarette ?
— Désolée, je ne fume pas.
Ils sont pénibles
ces jeunes à n’avoir aucun défaut
— Rien. Je ne vais rien faire.
— Vous préférez le laissez libre et
impuni et qu’il recommence sur quelqu’un d’autre ?
— Il ne recommencera pas sur
quelqu’un d’autre. C’est moi qu’il veut.
— Excusez-moi, mais vous savez bien
que c’est faux. Si vous l’avez repoussé, il va se venger sur une autre femme.
Ou plusieurs.
Bien entendu
qu’elle a raison
Mais qu’est-ce que
je peux faire
C’est mon plus
proche collaborateur
— Si même les femmes Capitaines
laissent tomber…
— Je ne laisse pas tomber, je vais
régler ça.
— Vous allez porter plainte ?
— Prenez par-là.
Le fourgon arrive
devant l’hôpital et Camille indique la direction de l’institut de médecine
légale.
— Concentrez-vous sur l’affaire qui
nous occupe, ajoute-t-elle.
Elles contournent
les bâtiments au ralenti à la recherche d’une place.
— Garez-vous devant, on ne trouvera
rien d’autre.
Inès immobilise le
véhicule devant la porte.
Elle abaisse le
pare-soleil sur lequel on peut lire Police et descend.
Dans le coffre,
les deux femmes prennent les gros sacs d’investigation et les transportent avec
difficulté jusqu’à l’intérieur de l’institut. Des flics les attendent.
— Donnez, propose un policier.
Camille laisse
volontiers son sac, mais Inès, toute petite au milieu des gaillards tient à
porter le sien.
— Bonjour Capitaine, dit un homme
en lui tendant une main franche.
— Bonjour Bertier.
— Vous avez fait bonne route ?
ajoute-t-il d’une voix chaleureuse.
— Merci.
— Content de vous revoir.
— Moi aussi, même si j’aurais
préféré que ce soit dans d’autres conditions.
— C’est comme ça.
Il sourit et
ajoute :
— Les légistes nous attendent.
Tout le groupe suit
Bertier le long d’un étroit couloir qui s’enfonce dans les profondeurs de
l’hôpital, dans le gouffre de l’atrocité, dans ce que l’humain peut produire de
pire.
Accompagné de
l’odeur qui va avec.
Le petit corps est
étendu sur une table en inox.
Encadré par deux
légistes en blouse verte.
L’air très
mécontent.
— C’est vous qui avez voulu tout ce
bordel ? demande l’un d’entre eux à Camille.
— Vous croyez qu’on a pas autre
chose à foutre que d’exhumer ce pauvre gosse ?
— Vous imaginez qu’on ne pas fait
notre boulot ? Que ce gamin n’a pas déjà fait l’objet d’un examen ?
— On va voir ça tout de suite, les
toise Camille en s’avançant jusqu’à eux.
— C’est un procédé fréquent en cas
de morts d’enfant répétées, explique Bertier en signe d’apaisement.
Et il tend une
blouse à la Capitaine.
— On y va, dit Camille. On reprend
tout.
Bertier résume la situation.
— Voici Hélio, 7 ans, probablement
renversé par une voiture et dissimulé dans un fossé. Retrouvé par le chien d’un
promeneur après 3 mois de disparition. Auteur non retrouvé. L’examen indiquait
un traumatisme crânien, mais aucune violence sexuelle.
Un policier jeune et boutonneux s’apprête à
prendre des notes.
— Le corps est en assez mauvais
état et la manipulation va être délicate, annonce un des légistes de mauvaise
humeur.
— Traumatisme crânien confirmé,
montre l’autre. Fracture des os du crâne avec brèche et hémorragie méningée. Et
des dégâts cérébraux non négligeables qui peuvent être compatibles avec le choc
d’un véhicule et probablement la cause du décès.
Le jeune écrit.
Inès se tient droite
et regarde la scène avec grande concentration.
— Qu’est-ce que vous pouvez dire
d’autre ? demande Camille.
— Pas grand-chose. Abdomen souple
sans hématome, pas de fracture des membres, pas d’autre trace de contusion.
Et après un examen
minutieux, il ajoute :
— Pas de signe d’agression
sexuelle.
— Voilà, nous avions tout noté dans
notre rapport, grogne l’autre légiste.
Inès commence à
manifester des signes d’agacement.
— Vous pouvez le retourner ?
demande alors Camille.
— Ça va être difficile, dit le
premier légiste.
— Pourquoi faire ? demande le
second.
— Pour faire votre boulot jusqu’au
bout. Je ne suis pas venue jusqu’ici pour que vous me relisiez vos premières
conclusions, mais pour vérifier quelque chose.
Les toubibs se
pincent.
Une femme, leur
parler sur ce ton ?
Dans leur
labo ?
Mais où on
vit ?
D’un geste
courtois, Bertier les invite à s’exécuter.
De très mauvaise grâce,
les yeux vomissant des flammes, les deux légistes entreprennent de retourner
Hélios. Qui manque de se disloquer.
Pauvre gosse
Quand ils y
parviennent, Camille s’approche malgré l’odeur.
— C’est quoi, ça ?
— C’est rien.
— Vous êtes certains ?
Camille montre
deux fines lignes de chaque côté de la colonne vertébrale lombaire.
Alors le médecin
se penche, gratte avec une pince et le trait se creuse.
Puis s’écarte.
— Merde, qu’est-ce que c’est que ce
bordel ?
L’autre s’incline
à son tour et introduit une spatule dans l’ouverture.
— Il y a des points de suture.
Il relève les
yeux.
— J’ouvre ? demande-t-il à
Bertier.
— Mais bien entendu ! Faites
votre job, nom de nom !
Avec de fins
ciseaux, il découpe de nombreux nœuds.
— Du fil résorbable, excellent
boulot, se dit-il, comme pour lui seul. Il ne se doute pas une seconde sur quoi
il va tomber, sinon il se serait abstenu.
— Alors, voyons voir ce qu’il y a
là-dessous.
Il écarte avec une
pince.
Et devient blême.
— Nom de Dieu !
Il fixe son
compère.
Qui regarde à son
tour dans la plaie.
— C’est pas possible !
— Qu’est-ce qui n’est pas possible,
s’impatiente Bertier.
— On lui a prélevé un rein.
— Et certainement l’autre !
s’emporte Camille en indiquant la seconde ligne.
— Comment vous avez pu passer à
côté de ça ? hurle Bertier. Vous vous rendez compte ? Ça change
tout ! C’est un meurtre ! Un meurtre odieux !
— Vous êtes vraiment des branques !
Des minables ! s’y met Inès.
Elle fait des
photos.
Les deux légistes ne
font plus les malins. Ils se sont dégonflés comme deux soufflés et se tiennent
maintenant voutés et ratatinés sous les lampes blanches.
— Pauvre gosse, marmonne alors l’un
d’eux.
— Qui peuvent être les tarés qui
font ça, lâche l’autre, anéanti.
Mais Camille et
Inès sont déjà loin, parties au pas de course, abandonnant leurs valises de
matériel.
Bertier a hésité à
les suivre. Mais le temps qu’il se décide et c’est trop tard. Il faut être
rapide si on veut s’aligner.
— Je ne vous félicite pas le gars.
Vous allez vous faire virer.
Même scénario deux
heures plus tard auprès de la petite Cléa, 6 ans, retrouvée dans un chantier,
coincée entre des poutres en béton et des gravats. Même discours, même mode
operandi. Mais cette fois, ce sont les flics qui sont de mauvaise foi.
— Vous nous soupçonnez de mal faire
notre boulot, c’est ça ?
— Je ne soupçonne rien, je viens
chercher des éléments tangibles.
— Traumatisme crânien très délabrant,
commence le légiste. Dégâts cérébraux irréversibles ayant occasionné la mort.
Rien d’autre visible.
— Vous pouvez vérifier les fosses
lombaires ? demande Camille.
Les flics lèvent
les yeux devant tant d’arrogance, le médecin retourne Cléa.
— Regardez ! crie presque
Inès.
— Merde, jure Camille.
— Quoi ? disent les flics.
Les mêmes
cicatrices, discrètes, quasi invisibles de chaque côté de la colonne lombaire.
— Il y a que vous êtes des putains
de blaireaux les mecs ! Vous n’avez plus qu’à balancer votre enquête à la
poubelle et à recommencer !
Et les deux femmes
laissent les flics et le légiste découvrir ce qu’ils ont manqué.
— Tu sais ce qui me fait le plus de
peine ? confie Camille à Inès, alors qu’elles rentrent au Commissariat.
La conductrice
jette un regard interrogatif à sa supérieure.
— C’est que pour Léa, ils n’ont même pas pris le soin de dissimuler les cicatrices.